mercredi 28 mai 2008

Les Montagnes bleues

"Si on change constamment de place pour forer un puits, on ne trouvera jamais d’eau."
Ramakrishna

( La scène a lieu chez les Todas de Mukurti peak, dans les montagnes bleues au sud de l'Inde. Cette communauté perpétue une tradition celtique.)

Le maître dit :

— Ce qui sauve, c’est la religion pour les masses, gouvernées par les besoins de base et s’éveillant lentement à la vie de l'âme. C’est la philosophie pour ceux qui affectionnent les idéaux et qui guident les peuples. Et, pour ceux qui voient dans le monde des symboles, les mythes et les réalités supra-physiques, c’est la voie étroite de la sagesse qui libère. Cela ne veut pas dire que les uns et les autres ne soient pas mêlés dans leurs affects. Au contraire, tous les niveaux de perception et de lucidité s’interpénètrent. Tous les hommes se rassemblent dans le cœur de Dieu. Et quelles que soient les images de la divinité qu’ils se taillent, dans les formes du langage ou dans la chair, tous se retrouvent au seuil de la mort, comme de simples êtres abandonnés à l’inconnu. La sagesse consiste à savoir où l’on se trouve, dans notre propre évolution spirituelle et à agir en conséquence ; elle est le lien entre les différents mondes de la pensée humaine. La foi quant à elle est un acte pur, l’espoir en action.

Un disciple questionne :

— Mais quel est le rapport entre la religion et la philosophie ?

Le maître répond :

— La religion fabrique des dogmes sur lesquels s’étayent des modes de vie, alors que la philosophie élabore des systèmes de compréhension ou du moins des lignes d’approche et d’appréhension de la vérité. L’âme pense le monde et le corps, lui, délimite le champ d’action de la conscience. Tout comme l’église organise sa communauté autour de ses rites propres, vous êtes astreint à agir dans le cercle dynamique produit par votre personnalité. C’est à travers la liturgie que les prêtres entretiennent la vitalité des mythes et des symboles, comme champs de potentialités, pour « les petits », ceux qui ne voient pas encore, pour qui le monde de la signification demeure voilé. Les fidèles, tout au long du sacrement, sont traversés par des signes qu’ils assimilent peu à peu sans interprétations. Les philosophes et les prophètes sont pénétrés constamment par des faisceaux de lumière, des segments de significations qu’ils reproduisent grâce à leur génie créateur.
Un soir chez Lange, Charles HORACE.

mardi 27 mai 2008

L'Oracle de Delft

L’Oracle de Delft

« La vie est faite de morceaux qui se joignent irrésistiblement »
Anonyme

Il est dix-sept heures cinquante à l’horloge de la gare, je quitte Amsterdam. Mon sac à bout de bras, une cigarette aux lèvres, je regarde à travers la porte vitrée du wagon. Elle fait des spirales avec sa longue silhouette au milieu des gens. Elle s’éloigne lentement, au rythme du train qui s’en va. La fumée du tabac ambré s’éparpille dans le couloir et plaque un voile devant mes yeux. Je cherche ma place dans le compartiment, lascif et rêveur.

Une aventure revient dans mon esprit, et m’anime pendant que je m’installe confortablement dans un fauteuil. Elle était là, sur le quai, stoïque, debout et bras croisés, sans l’esquisse d’un sourire, elle me voyait partir. Elle acceptait de rester seule. Elle paraissait insensible et froide, dénuée de toute impression. Pendant que son « salut ! », plat et légèrement moiré, résonnait dans ma tête, elle, docilement, s’élançait vers un avenir qui m’échappait sûrement. A quoi pouvait-elle songer, anonyme, en se glissant dans la foule de voyageurs ?

Nous avions passé ensemble quelques moments torrides, pendant lesquels chacun de nous eu pu vivre l’amour ; celui de deux amants, vital et charnel, sans tricheries, sans inhibitions. Je ne parle pas de l’amour allégorie, celle qu’on fouille dans les sépulcres d’un savoir religieux. Non. Je parle d’un amour fugitif et singulièrement modéré, d’une ondée palpable et rafraîchissante, quelque chose de très vivifiant en somme. Cet amour-là commence avec un acte. Et cette union générique, chaque jour nous envoûtait, comme un charme.

Pendant que nous étions tout deux liés, au bord d’un lit, une chaise ou contre un arbre, comme dans un rite dans le Macumba, nous étions absents à nous-mêmes, tout absorbés dans nos deux corps serrés. Pour l’un comme pour l’autre, c’était de la magie pure. Mais, cela naturellement n’était qu’un aspect, génial ! dans l’art de l’union. Cette expérience s’accompagnait d’autres découvertes, elle chevauchait les visions d’une réalité sensible, plus abstraite, qui survenait sans manquer au fil des jours.

Inévitablement, le temps arriva où la répétition finit par éroder nos ardeurs. Tel un rythme ourdis dans nos vies encore trop vulnérables, cela devint presque banal. Nous avions craint de devenir deux êtres sans substance, habitués, placés côte à côte, et de ne plus exprimer ou ressentir l’un pour l’autre qu’un tiède attachement. Pour cette raison, et peut-être pour bien d’autres encore, cela nous convenions ensemble de l’oublier. Ou plutôt, nous gageâmes de le garder intact, à l’abris de toutes velléités et au plus profond d’un éternel silence.

Nous décidâmes ensuite de rejoindre, chacun pour soi, nos propres histoires. Elle voulait vivre sur une île, plantée dans l’eau. Elle rêvait d’y être entourée de palmiers et de cocotiers. Vivre au milieu d’un désert de sable fin doré comme des croissants au beurre. Son coeur la transportait au milieu d’un paradis sans serpents, sans cactus ni scorpions, ni aucune autre espèce d’êtres mortels qui pouvaient lui figurer la douleur, le mépris. Elle se désirait seule, accompagnée d’une ombre fluide, pour dormir et rien de plus, durant dix mille ans au moins.

Un soir chez Lange, Charles HORACE.