Je
vous est enseigné de ne pas croire uniquement par ouïe-dire, mais lorsque par
votre propre jugement vous croyez, alors agissez en conséquence et sans
réserve.
Bouddha
Sur un rayonnage renfoncé dans un mur de la chambre, il y
avait quelques livres. Rapidement je vis qu’il s'agissait d'éditions anglaises;
tous sauf un. Un roman de Yukio Mishima : le pavillon d’or. Je le
sortis du groupe et je l’ouvris pour y glaner quelques phrases, cherchant
celles qui recelaient le nectar de l’auteur, et j’en trouvais quelques une
d’une extrême beauté. La finesse des propos fit se lever en moi une exaltante
envie de vivre le romancier, et je commençais à tourner les pages, l’une après
l’autre, sans me rendre compte que je quittais l’espace-temps linéaire. Malgré
une mélancolie marquée en profondeur, l’histoire m’avait absorbé. Le livre
fondait dans mes mains et les mots s’enroulaient comme des fils de lumière tout
autour de mon être. A l’instant de terminer un chapitre, derrière la dernière
page je découvris une lettre manuscrite. Cette lettre n’était jamais allée vers
le destinataire prévu. Mais je la dépliais pour la lire. C’était une courte
missive, écrite en français avec des cannes longues et des boucles aux arrondis
renforcés.
« Katmandou, le 10 Janvier 1995.
Salut Rachel,
Je n’ai pas reçu de lettre (ni de coup de fil) depuis
longtemps ; j’espère que tout va bien. Ici, ça baigne ; je suis chaque
jour appliqué à l’exercice de l’écriture et à l’étude des textes de littérature
et de philosophie qui me passionnent, surtout la pensée indienne. C’est pas
toujours drôle, mais ça me plaît. Je pense pouvoir être régulier durant ce
voyage. Les amis me manquent, et la famille aussi, mais j’ai tellement besoin
d’un autre climat... J’ai envisagé de rentrer le 1er Mai. J’espère
qu’il fera bon chez nous. Ici, je loge dans un petit hôtel, situé dans la
vieille ville. La propriétaire est une aimable femme d’avocat. Je serais donc à
Kathmandou pour quelques semaines encore. Je suis avec une amie, qui a fait un
break dans ses études de sociologie. Et ici elle se penche sur le bouddhisme et
la pratique de la méditation. Elle fait des respirations et du silence ; c’est
très agréable! On s’est rencontré en Inde, et on est venu ensemble ici au
Népal. On a fait la route en bus. C’était très marrant.
J’ai eu des nouvelles de Jean-Sanchez. Son père est
décédé récemment au Congo, en plein cœur de la guerre civile. Il était
« Roi » d’une province africaine ; nous avions connu un roi
quand nous étions là-bas, tu te souviens d’Albert ? Lui qui tenait à
garder cela aussi discrètement que possible... Je garderai toujours en mémoire cette
distinction et cette droiture d’esprit. Il était encore camouflé dans ce rôle
de « boy » chez cette famille de colons, que je trouvais tout de même assez
niais. Mes amitiés ont toujours été élaborées lentement, très lentement -- je
ne m’associe qu’avec une certaine retenue --, mais une fois établies elles
demeurent aussi fermes que des liens fraternels. Heureusement, on est branché
sur le même câble ! Aujourd’hui, je tisse des liens avec d’autres
continents, mais j’ai toujours des amis en Afrique avec qui je corresponds de
temps en temps.
Vraiment, je suis désolé de ne pas être plus présent pour
te voir grandir. Je suis confus. Et cette situation après notre séparation avec
ta mère n’arrange rien. Mais j’ai pris des habitudes, et toi aussi sûrement. Je
crois que la vie ne s’arrête pas là et que l’on doit comme elle aller devant
cela. Des jours meilleurs pour passer du temps ensemble viendront. On dit qu’il
ne faut avoir aucun regret. C’est bien ces « on dit », parfois ça
donne raison. En vérité c’est difficile. C’est sûr, tu diras que j’étais absent
et tu m’en voudras beaucoup. Je serais impuissant face à ta colère et mon
silence couronnera le tout. Tu partiras avec « ton compagnon », et je
n’aurais jamais eu pour moi ma Rachel, mon enfant près de moi. Une autre femme
voudra te donner un frère ou une sœur… (jusqu’à présent cette perspective je l’ai
repoussée mais un jour une femme sera enceinte de moi, c'est clair!).
C’est la vie ! Cependant, lorsqu’on sera un peu plus
vieux, que tu auras des enfants et qu’ils auront un grand-père quelque part,
peut-être qu’ils voudront le connaître et je t’attendrai tranquillement dans « mon
silence ». J’aurais fini une autre tranche de vie, peut-être aussi j’aurais
écris un livre ou deux, et qui sait si ce type d’enfants nés de mon esprit, ils
n’auront pas effacé de ma vie les yeux de mon passé et ceux de tous les miens. Je
ne sais pas pourquoi je dis ça. J’ai l’impression de vouloir fuir, de vouloir
quitter un passé pour m’en construire un autre plus près de moi. C’est drôle,
mais je constate qu’en venant ici, en Inde, chaque fois et depuis ma première visite,
je me sens comme chez moi. Tu partages mes fibres, ça aussi c’est sûr ; comme tu
es contenue dans mes pensées, dans mes histoires et dans mon cœur. Et celui de
mes amis qui me demandent de tes nouvelles sans poser trop de questions.
Rachel, ma fille, tu n’es pas seulement une image, celle
d’une partie de mon passé, celle des photos serrées dans la poche d’une veste, ou
des souvenirs de dimanche ou de jour de lune. Rachel, tu vois ma fille, c’est
un monde, un univers de souffles, de rires, de paroles et de parfums qui
traversent mes heures et mes rivières de bonheur. Comme un rêve de Saint-François,
qui parlait aux oiseaux et qui soignait les chats et les chiens crevant au bord
des villages. Rachel dans ma tête, sa voix a le timbre d’un ange traduisant les
signes du ciel, les nuages de mousse dans mon café noir que je bois au lever du
soleil. Elle avait le visage de l’autre sur l’autre rive, le sourire du passeur
sur le fleuve de la vie et je respirais son ivresse quand on était arrivé sur
la berge. Exalté sur un fond d’ocre jaune son regard est blanc transparent,
comme Rachel éternelle.
Je te laisse là. Je t’aime très gros. Ton père. »
J’avais découvert et lu cette lettre, en plein milieu d’un
roman où les êtres s’effondraient dans les derniers lambeaux d’humanité en
crise, tourmentés mais sublimement accrochés à la plus extrême sensualité, dans
un Japon décapité. Je sautais d’un univers à un autre en l’espace d’une mince
feuille de papier. La plupart de la pièce était dans l’ombre. Un étranger
parlait dans le couloir. Je ne bougeais pas. Mes doigts collaient aux pages à
cause de la chaleur et pourtant je n’arrêtais pas de prendre l’air du
ventilateur. « Ecrire à son enfant », chuchotais-je. Je pensais à ce
type qui avait laissé un morceau de sa vie à moitié déchiffrée. Ecrire à son
enfant c’est un peu comme si l’on s’écrivait à soi-même ! Pour se dire ce
qui au plus profond de nous génère la vie. Des mots qui nous font du bien. Et
les autres, sans le savoir. C’est retomber dans sa propre chair, visiter un
dialogue originel entre Dieu et soi. Parler à son enfant avec des yeux
d’amant... Il avait dû s’endormir en pleurant.
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