lundi 3 août 2009

Lange

Pendant quelques jours, j’avais tenté de convaincre deux ou trois amis à faire le voyage ensemble. Mais, loin d’emballer, j’avais réussi à me faire passer pour un allumé. Aussi, un soir, pendant que je prospectais le désir des uns et des autres essayant de dénicher un ou deux complices, on ri tant de l'étalage de mes idées que j’en étais venu à me demander si ça tournait bien rond dans ma tête. Alors que je présentais certains aspects de mon projet, et que l’on fumait tous voluptueusement, chacun tirait un malin plaisir à sortir une connerie qui faisait éclater tout le monde dans un fou-rire interminable.
— On pourrait se rendre à la colline du temple d’Arunachala, par exemple, et assister à la fête du sommeil de Shiva... J’essayais d’être sérieux, malgré le poids d’un cynisme rieur qui attendait de moi une perte d’élan pour me reprendre sans pitié.
— Eh, ouai ! On fumera du « charasse » (qualité de haschich qui se fume dans un chilom) toute la nuit... coupa Hamid. Et Tito de renchérir :
— Dans un didgeridoo branché sur une noix de coco. Ha ! Ha ! Ha…
Et ça continuait. Gilles eu cette inspiration sûrement émané d’un diablotin :
— Et pourquoi pas atteindre le nirvana par la branlette devant les statuettes d'un temple tantrique, ou le satori pendant la cueillette du thé dans l’Himalaya durant trois semaines seulement nourri/logé. On s’enverra des lettres en plastique sous la mousson, accessoirement Madame de Sévigné avec des palmes et un tuba...
Nous étions sciés. Les uns suffocant sous les rires et la fumée, les autres alertes et responsifs au dernier degré de la dérision. Au bout d’un moment Kico obtempéra.
— Si je pouvais, je partirais maintenant. Je prendrais un billet — destination inconnue —, j’irais au soleil. Et surtout, je prendrais le temps de vivre. L’idéal serait de zoner pendant plusieurs mois, de voyager mais en prenant tout mon temps, en visitant les villages paumés, et surtout en essayant de vivre comme eux. Et il ajouta : pour apprendre...
— Et qu’est-ce qui t’en empêche ? coupa Gilles. Avec tes responsabilités de ministre tu vas pas manquer...
— Non c'est le fric, déclara Kico, exaspéré. Avec mon salaire tu vas pas loin.
— Eh bien, tu n’as qu’à faire quelques vendanges ! Arguais-je.
— Il trouvera le nirvana dans une cuve de vin ! déclama Hamid, dans une absolue compassion pour son pote d’enfance.
Chacun trouvait quelque chose à redire, et nul ne s’engageait vraiment dans cette perspective de voyage culturel d'intérêt commun, n'approuvait publiquement ni le choix de la destination ni la valeur d'un tel projet.
Affamé par cette joute oratoire burlesque, qui n’avait heureusement d’affront que l'apparence, je me rendis chez Bouden, l’épicier du coin.
— Salut Bouden. Comment ça va ?
— Salut mon ami. Ca va, ça va. Je regarde la télé, ça passe le temps.
Il était toujours assis — entre rires et silences —, dans une espèce d’inquiétude discrète, mais lisible au bord de son visage arrondi et marqué par de larges rides. Je connaissais quelques raisons qui le tourmentaient. Mais j’évitais toujours d’aborder un de ces sujets aux contours cramoisis. Sa femme et ses enfants étaient en Algérie. Lui travaillait en France, depuis longtemps déjà. Mais ils ne pouvaient venir... Question de finances ou raisons politiques, je ne voulais pas en savoir davantage. Chaque fois que la radio relatait des cas semblables, je ne contenais que très difficilement mes émotions qui pouvaient me donner l'envie d'hurler. Comme pour d’autres affaires sensibles, c’était comme si l’on avait touché au plus profond de mon humanité, mon être, à quelque chose de très intime en somme.
J’ai trop parlé et maintenant j’ai soif, dis-je. Je pris deux bouteilles de jus de fruits et une bouteille de bière.
– Je vais prendre aussi des petits gâteaux. Je suis avec des copains. On bavarde, on bavarde, ça passe le temps !
– J’ajoutai ces mots frivolement, sans penser une seconde à ce qu'ils pouvaient bien bousculer dans la solitude de mon ami. Lequel se retrouvait seul chaque fois qu’un client quittait son magasin.
Pendant qu’il faisait le compte de mes achats, je réalisais intérieurement la maladresse. Une habitude, une impulsion d'une naïveté extrême et suspecte. Des réactions instinctives incontrôlées, qu’une amie avait notées, au bout de quelques semaines d'échanges lors d'un travail ensemble dans un foyer éducatif. Elle me livra cette information d’une manière assez franche, au milieu de nos collaborateurs, dans l'une de nos réceptions hebdomadaires et bancales qui me gonflaient au plus haut point. « Tu es maladroit », avait-elle lâché sèchement. Certes, nous étions en cercle privé, entre « éducateurs », mais ça ne l’empêcha pas de quitter l’assemblée, tant elle était gênée par sa propre colère. Cela souvent je l'ai remarqué, ce qui se dit pour les autres compte aussi pour nous-mêmes.
— Voilà mon ami ! Le pauvre homme tendit la monnaie avec son air habituel, au fond, celui d’un père résigné.
— Allez, salut Bouden ! A bientôt ! Ajoutais-je, comme pour l’assurer de ma compagnie pendant qu’il traverserait encore ses putains d'épreuves.
Là-haut, au troisième étage, les copains dissertaient sur des questions d’ordre social, de manière aléatoire, au gré des chansons propulsées par les ondes et que choisissaient les clients anonymes d’une radio-maton. Tout le monde se rafraîchit en même temps. « Bière, jus de raisin, jus d’orange ». La fumée s’était épaissie autour de la lampe halogène. Les corps gisants dans les vieux fauteuils de skaï s’appesantissaient au fur et à mesure que tournaient les joints ; les remettre d’aplomb c’était travailler comme Sisyphe. Est-ce à dire impossible? Rester là pour moi devenait de plus en plus pénible.
Le « Berlin » de Lou Reed tournait maintenant en continu... Hervé se leva le premier.
— Bon, j’y vais ! dit-il, tiens moi au jus. Je vais réfléchir. Ca me branche bien.