vendredi 5 avril 2013

Paméla et le Bouddha de Sarnath




Je vous est enseigné de ne pas croire uniquement par ouïe-dire, mais lorsque par votre propre jugement vous croyez, alors agissez en conséquence et sans réserve.



Bouddha



Sur un rayonnage renfoncé dans un mur de la chambre, il y avait quelques livres. Rapidement je vis qu’il s'agissait d'éditions anglaises; tous sauf un. Un roman de Yukio Mishima : le pavillon d’or. Je le sortis du groupe et je l’ouvris pour y glaner quelques phrases, cherchant celles qui recelaient le nectar de l’auteur, et j’en trouvais quelques une d’une extrême beauté. La finesse des propos fit se lever en moi une exaltante envie de vivre le romancier, et je commençais à tourner les pages, l’une après l’autre, sans me rendre compte que je quittais l’espace-temps linéaire. Malgré une mélancolie marquée en profondeur, l’histoire m’avait absorbé. Le livre fondait dans mes mains et les mots s’enroulaient comme des fils de lumière tout autour de mon être. A l’instant de terminer un chapitre, derrière la dernière page je découvris une lettre manuscrite. Cette lettre n’était jamais allée vers le destinataire prévu. Mais je la dépliais pour la lire. C’était une courte missive, écrite en français avec des cannes longues et des boucles aux arrondis renforcés.

« Katmandou, le 10 Janvier 1995.

Salut Rachel,

Je n’ai pas reçu de lettre (ni de coup de fil) depuis longtemps ; j’espère que tout va bien. Ici, ça baigne ; je suis chaque jour appliqué à l’exercice de l’écriture et à l’étude des textes de littérature et de philosophie qui me passionnent, surtout la pensée indienne. C’est pas toujours drôle, mais ça me plaît. Je pense pouvoir être régulier durant ce voyage. Les amis me manquent, et la famille aussi, mais j’ai tellement besoin d’un autre climat... J’ai envisagé de rentrer le 1er Mai. J’espère qu’il fera bon chez nous. Ici, je loge dans un petit hôtel, situé dans la vieille ville. La propriétaire est une aimable femme d’avocat. Je serais donc à Kathmandou pour quelques semaines encore. Je suis avec une amie, qui a fait un break dans ses études de sociologie. Et ici elle se penche sur le bouddhisme et la pratique de la méditation. Elle fait des respirations et du silence ; c’est très agréable! On s’est rencontré en Inde, et on est venu ensemble ici au Népal. On a fait la route en bus. C’était très marrant.

J’ai eu des nouvelles de Jean-Sanchez. Son père est décédé récemment au Congo, en plein cœur de la guerre civile. Il était « Roi » d’une province africaine ; nous avions connu un roi quand nous étions là-bas, tu te souviens d’Albert ? Lui qui tenait à garder cela aussi discrètement que possible... Je garderai toujours en mémoire cette distinction et cette droiture d’esprit. Il était encore camouflé dans ce rôle de « boy » chez cette famille de colons, que je trouvais tout de même assez niais. Mes amitiés ont toujours été élaborées lentement, très lentement -- je ne m’associe qu’avec une certaine retenue --, mais une fois établies elles demeurent aussi fermes que des liens fraternels. Heureusement, on est branché sur le même câble ! Aujourd’hui, je tisse des liens avec d’autres continents, mais j’ai toujours des amis en Afrique avec qui je corresponds de temps en temps.

Vraiment, je suis désolé de ne pas être plus présent pour te voir grandir. Je suis confus. Et cette situation après notre séparation avec ta mère n’arrange rien. Mais j’ai pris des habitudes, et toi aussi sûrement. Je crois que la vie ne s’arrête pas là et que l’on doit comme elle aller devant cela. Des jours meilleurs pour passer du temps ensemble viendront. On dit qu’il ne faut avoir aucun regret. C’est bien ces « on dit », parfois ça donne raison. En vérité c’est difficile. C’est sûr, tu diras que j’étais absent et tu m’en voudras beaucoup. Je serais impuissant face à ta colère et mon silence couronnera le tout. Tu partiras avec « ton compagnon », et je n’aurais jamais eu pour moi ma Rachel, mon enfant près de moi. Une autre femme voudra te donner un frère ou une sœur… (jusqu’à présent cette perspective je l’ai repoussée mais un jour une femme sera enceinte de moi, c'est clair!). 

C’est la vie ! Cependant, lorsqu’on sera un peu plus vieux, que tu auras des enfants et qu’ils auront un grand-père quelque part, peut-être qu’ils voudront le connaître et je t’attendrai tranquillement dans « mon silence ». J’aurais fini une autre tranche de vie, peut-être aussi j’aurais écris un livre ou deux, et qui sait si ce type d’enfants nés de mon esprit, ils n’auront pas effacé de ma vie les yeux de mon passé et ceux de tous les miens. Je ne sais pas pourquoi je dis ça. J’ai l’impression de vouloir fuir, de vouloir quitter un passé pour m’en construire un autre plus près de moi. C’est drôle, mais je constate qu’en venant ici, en Inde, chaque fois et depuis ma première visite, je me sens comme chez moi. Tu partages mes fibres, ça aussi c’est sûr ; comme tu es contenue dans mes pensées, dans mes histoires et dans mon cœur. Et celui de mes amis qui me demandent de tes nouvelles sans poser trop de questions.

Rachel, ma fille, tu n’es pas seulement une image, celle d’une partie de mon passé, celle des photos serrées dans la poche d’une veste, ou des souvenirs de dimanche ou de jour de lune. Rachel, tu vois ma fille, c’est un monde, un univers de souffles, de rires, de paroles et de parfums qui traversent mes heures et mes rivières de bonheur. Comme un rêve de Saint-François, qui parlait aux oiseaux et qui soignait les chats et les chiens crevant au bord des villages. Rachel dans ma tête, sa voix a le timbre d’un ange traduisant les signes du ciel, les nuages de mousse dans mon café noir que je bois au lever du soleil. Elle avait le visage de l’autre sur l’autre rive, le sourire du passeur sur le fleuve de la vie et je respirais son ivresse quand on était arrivé sur la berge. Exalté sur un fond d’ocre jaune son regard est blanc transparent, comme Rachel éternelle.

Je te laisse là. Je t’aime très gros. Ton père. »

J’avais découvert et lu cette lettre, en plein milieu d’un roman où les êtres s’effondraient dans les derniers lambeaux d’humanité en crise, tourmentés mais sublimement accrochés à la plus extrême sensualité, dans un Japon décapité. Je sautais d’un univers à un autre en l’espace d’une mince feuille de papier. La plupart de la pièce était dans l’ombre. Un étranger parlait dans le couloir. Je ne bougeais pas. Mes doigts collaient aux pages à cause de la chaleur et pourtant je n’arrêtais pas de prendre l’air du ventilateur. « Ecrire à son enfant », chuchotais-je. Je pensais à ce type qui avait laissé un morceau de sa vie à moitié déchiffrée. Ecrire à son enfant c’est un peu comme si l’on s’écrivait à soi-même ! Pour se dire ce qui au plus profond de nous génère la vie. Des mots qui nous font du bien. Et les autres, sans le savoir. C’est retomber dans sa propre chair, visiter un dialogue originel entre Dieu et soi. Parler à son enfant avec des yeux d’amant... Il avait dû s’endormir en pleurant.